Les "ratchatchas" de la Caille

Line Capon, dite la Caille, est née en 1922. Son art de conter et sa mémoire infaillible lui ont permis de transmettre d'innombrables épisodes, parfois cocasses (qu’elle appelle des « ratchatchas »), de la vie de Shantidas et Chanterelle et de leur grande aventure communautaire.

Musique

Lanza del Vasto - Line Capon, dite la Caille
Line Capon, dite la Caille

Chanterelle me racontait : « Quand Laurent, mon père, épousa Juliette Fraggi, de famille juive, cela fit remous chez les Gébelin ! Mais c’est dans la famille de maman que se vivaient les Béatitudes, me confia-t-elle plus d’une fois, comparant les frictions du côté catholique. Petite fille, cela me faisait réfléchir. »

« Je revins un jour du catéchisme – obligation dans le contrat de mariage. Ma mère lut dans mes yeux une indicible angoisse. – "Mais que t’ont-ils appris ?" Je me taisais ("Hors de l’Église, point de salut"). – "Mais qu’a dit ce prêtre ?" Je me taisais (horrible, le ciel sans maman). À force d’amour et de tact, je finis par avouer douloureusement, en larmes. Elle haussa les épaules. – « Quels imbéciles ! ».

Mes parents s’adoraient. Leurs seules vives discussions étaient religieuses. Ils finirent par ne plus pratiquer du tout, l’un comme l’autre. La Musique, la Grande, devint leur religion par-delà les dogmes. Maman clôturait sa journée chaque soir, assise au piano, par Jésus que ma Joie demeure, de Jean-Sébastien Bach. »

Un hasard, dit-on (Marseille, vers 1940)

Dans une réunion de jeunes, Luc Dietrich, un petit peu vantard, déclara : – « Nul ne connaît mieux que moi les chansons populaires, je sais tout le répertoire. – Si, répondit quelqu'un, moi je connais une fille... – Qui donc ? » Piqué au vif, il nota le nom et l'adresse pour relever le défi : Simone Gébelin, au 77, rue Saint-Ferréol. Il se présenta à la porte et demanda à voir Mademoiselle Simone.

« Mais qui est ce jeune inconnu, Luc Dietrich, qui veut rencontrer ma fille ? », se demandait Madame Gébelin, mère de Simone (qui n'était pas encore Chanterelle). Il l'attendait, assis droit dans un fauteuil au salon, dans une attitude très étrange. Chanterelle apprit plus tard que, intimidé, il faisait un « rappel ».

Il se leva, un peu gauche et avec véhémence : – « Mademoiselle... je viens... pour une confrontation. » Et il s'expliqua. Un concours de chants populaires ! Chanterelle éclata de rire, courut chercher ses partitions, s'assit au piano. Ils s'affrontèrent tous deux, jonglant à égalité.

– « Et ça, vous connaissez ? – Oui, oui, je connais ! »... Luc avait beaucoup d'exigences, Chanterelle était impressionnée. – « Il faudra que je vous présente à mon ami », disait-il parfois. Mais elle pensait : «  Que m'importe son ami ? » C'était Luc, pour l’heure, le beau jeune homme.

Alors il entonna : « Ô belle à la fontaine, j'ai soif d'un peu de ton eau. Elle a ri la hautaine... – Non, je ne la connais pas, dit Chanterelle. – J'ai un peu triché, ce n'ai pas un chant populaire, mais une composition de mon ami », avoua-t-il.

Luc devait prochainement partir et il lui donna rendez-vous tel dimanche à la gare Saint-Charles. Mais à l’époque, il était inconcevable pour Chanterelle, âgée de plus de trente ans, de se retrouver seule avec un garçon. Elle se fit donc accompagner par une amie musicienne, le motif de leur rencontre étant qu'elle devait lui remettre des flûtes et des partitions.

Or à la gare se trouvait l’ami, qui était Lanza. Et c'est là qu'elle le rencontra pour la première fois. Le train emportant Luc est parti, l'amie s'est éclipsée (mission accomplie). Se retrouvant seule avec Lanza sur le quai, Chanterelle dit : « Je dois aller à la messe », pour pouvoir s'éclipser, et à son grand étonnement il répondit avec calme : « Moi aussi… » C'était inhabituel chez les hommes de sa connaissance. Ils assistèrent ensemble à la messe, dans une église qu'elle me montra plus tard, et là une harmonie subtile se glissa entre eux.

C'est donc par Luc et par les chansons que la rencontre entre Lanza et Simone, celle qui allait devenir Chanterelle,  a commencé.

Plus tard Lanza vint rue Saint-Ferréol, pour le répertoire vanté par Luc. Le premier air, lancé avec allégresse au piano par Chanterelle : « Voici la Saint Jean, la belle journée... », le laissa immobilisé, pétrifié. – « Pourquoi me regardez-vous comme cela ? », lui dit-elle en riant, avec sa vivacité provençale.

Lanza portait l'Arche en germe, ne sachant encore comment l'incarner, mais il savait déjà que saint Jean-Baptiste, le précurseur, serait le symbole et le patron de l'Arche.

De nos jours encore, ce chant est entonné autour du feu de la Saint Jean, et nous dansons ensemble dans la fumée et les étincelles...

Heureux est-il (Marseille, 1941-1942)

Chanterelle me raconte. « À présent, Lanza venait goûter chaque semaine à la maison, et y faisait grand honneur, vu les restrictions de la guerre. Au fond, de quoi vivait-il ? Il me surprenait parfois : "Aujourd’hui c’est vendredi, je jeûne... Non merci." J’entrevoyais pas à pas qui il pouvait être. »

« Le Chiffre des Choses venait de paraître chez Laffont, éditeur à Marseille, et il me l’offrit. J’emportais précieusement le livre sous mon bras pour partager la découverte avec Véra, souffrante, l’épouse de René Daumal. Elle habitait Allauch, une colline avec ses moulins, derrière Marseille.

Tout en montant le chemin, pour préparer la rencontre, j’ouvre le livre au hasard et tombe sur "La Vigne". La dernière strophe disait : "Heureux est-il, qui goûte au vin promis"… Une note vibra en moi, et tout en montant vers les Moulins, je continuai : "...au vin du sang, et vivant sait le baume"... Une musique me pénétra, l’air me vint tout d’une venue. "...la tête mise au sein du seul Ami. Car il boira le vin dans le Royaume, boira l’Ami, le boira dans sa paume. Heureux est-il !". Arrivée chez Véra, le chant était né !

Note de la Caille : René Daumal (1908-1944), écrivain génial, trop peu connu, incarnation de la quête spirituelle, mort prématurément. Le grand Jeu, chez Gallimard. Le Mont analogue » et autres textes chez Seghers, et chez Dervy.

Écriture de La Passion. Mystère de Pâques (Tournier, 1950)

Lanza et Chanterelle étaient à Bruxelles en janvier pour une tournée de chants. Absence de dix ou quinze jours. Ils en sont revenus épuisés de ces froidures du nord. Moins 50 degrés ! En plus, végétariens et pauvres dans un contexte carnivore, ils cuisinaient dans leur chambre sur l’indispensable petit réchaud à alcool et mangeaient surtout des patates à l’huile – économie pour nous rapporter quelques sous.

Chanterelle en avait l’habitude, mais Shantidas revint avec une main violâtre – la droite si je me souviens – enflée jusqu’au poignet par un énorme furoncle ! Il nous dit aussitôt : « Je suis atterré… j’ai une commande pour l’ORTF (radio-télévision d’alors) pour un mystère de Pâques, et n’ai pas écrit la première ligne. Avec cette main inapte au travail, je vous demande de me retirer de la vie communautaire et de garder la chambre pour écrire. »

Il s’élança dans l’œuvre avec courage, et au début sans inspiration ; puis elle vint par l’effort et la persévérance et l’envahit. Il nous le dit bien après, pour nous montrer l’exemple.

La Caille lui était envoyée chaque midi avec bol de soupe. Il savourait. De vrais légumes bio avant l’heure (nous sommes en 1950), mijotés dans le chaudron de l’âtre (devenu plus tard un gros pot de fleurs ignoré, sur une murette, à la Borie).

Encore affaibli, enroulé dans une couverture, il écrivait au lit sur une planchette de bois, son écritoire portative aux bords ciselés. Et après une semaine, il put descendre à la cuisine – notre seul lieu commun. S’appuyant sur le coffre, avec sa capuche blanche, il nous livra ses préambules. Très surprenants : de la haute poésie, puis des drôleries flamandes (Mère Lanza était d’Anvers) à la Jérôme Bosch pour les diables.

Ainsi semaine après semaine, il descendait pour nous lire ses pages-surprises, découvertes en même temps que les rôles qu’il nous dédiait. Chanterelle : la Vierge. Gazelle : Marie-Madeleine et aussi une diablesse dansante. Jean-Pierre Lanvin : saint Jean. La Caille : Véronique. L’Abbé Vaton : l’honnête homme. André « Taureau » : Judas. Un mauvais larron sur mesure pour Marc « l’ours polaire ». Édith « la souris » : l’honnête femme, et bien d’autres encore.

J’oubliais. Outre les rôles que nous allions clamer dans les bois, acteurs improvisés mais méditants, le seul professionnel était « le loup » – rôle irremplaçable du Diable. Bien sûr, le rôle du Christ revenait à Lanza.

Puis venaient les répétitions de chants : grégorien, Palestrina, Vittoria, Renaissance italienne. Travail exigeant et ingrat pour Chanterelle. Si bémol ! Et moi qui n’entends même pas les demi-tons ! Une offense… !

Et quid du travail quotidien et agricole ?

Le jour de la représentation arriva. C’était dehors. Il faisait beau. En descendant la prairie derrière la maison, la première Station s’arrêta à l’orée de la pinède. Introduction lyrique, l’Agonie, les invectives du Diable (« le Loup » tout noir, encagoulé comme un terroriste) et les péchés colorés dansant avec Gazelle, puis les chœurs continuèrent. Nous marchions… avec des haltes pour les autres Stations, coupées de chants ou de haute poésie. Nous atteignîmes cette butte (la croupe Saint-Jean) où sont plantées les trois croix, pour le dernier épisode.

Mon plus profond souvenir est la fin. La Pietà, si souvent figurée en sculpture ou en plâtre, la voici plus parlante avec des vivants, même si elle est symbolisée. Shantidas, en costume blanc, est le Christ gisant sur les genoux de sa Mère, la couronne d’épines enlevée précieusement. Gazelle en Marie-Madeleine, éplorée avec ses longs cheveux, s’écrie : « Ô plaies, rubis de brûlante sagesse... ». Nous n’étions plus en représentation.

« Ô vous qui passez sur la route, venez et voyez s’il est douleur semblable à ma douleur ». Admirable « Ô vos omnes » de Vittoria. Chanterelle sort son diapason et, retenant ses larmes, murmure dans un souffle : « Cachez-moi... ». Nous l’entourons pour la protéger, et tournons le dos aux visiteurs, amis parfois venus de loin, voisins, dont l’instituteur Monsieur Pèlerin (sic), la famille apparentée, les Fauconnier.

Le « Ô vos omnes » si souvent répété s’élève harmonieusement. L’Alléluia de Pâques jaillit, et le gisant bondit.

Un peu plus tard : « N’était-ce pas un peu fouillis, la dernière station, la Pietà ? », ai-je demandé en ouvrant mon malaise à Pierre « le fidèle », ami de toujours. « Oh ! C’était une composition admirable, un tableau ! » Inattendu. Ainsi sans le savoir, sans le vouloir, un ange avait passé, muant nos gestes en beauté. Éphémère beauté que les arts captent, tentant de la fixer. L’ignorant, j’aurai voulu voir de l’extérieur.

La Passion donnée à Saint-Séverin (Paris, printemps 1951)

La paroisse de Saint-Séverin vient d’inviter la petite ruche de Tournier à venir jouer la Passion dans son église à Paris. Quelle épopée !

Trois jours de représentations ! Une semaine de répétitions, et un car mis à notre disposition pour le trajet. Nous serons logés dans des foyers ou chez l’habitant. Des figurants pourront être pris sur place. Avec ardeur, Shantidas tailla en plein bois les masques des sept péchés capitaux, les peignit, en confectionna les costumes, et on répéta.

Première escale du voyage : Poitiers. Shantidas voulait nous faire admirer Notre-Dame la Grande, « la plus belle église romane de France... sculptée comme un coquillage ». Mais qui sont ceux-là qui descendent du car ? Indéfinissables marginaux, de quel siècle ? De quel pays ? Gitans ? Stupeur des passants, qui fit dire à Mère Lanza : « Venez, Marie-Thérèse, faisons comme si nous le les connaissions pas ! » Notre propriétaire et amie Marie-Thérèse Fauconnier me le raconta plus tard en riant. Elle figurait une sainte femme et apportait ses batiks précieux, pour les voiles... et pour faire « Ancien Testament » !

Le costume, la tenue, a toujours posé problème et pas seulement dans l’Arche ; sa signification évidente ou contestataire, affirmation de son identité ou rupture avec la société. Un vêtement n’est jamais neutre.

Des répétitions, je garde peu de souvenirs, sinon que l’exactitude n’était pas le fait des Compagnons. Les chœurs de Radio-France, ponctuels, jouent déjà, et les voilà qui arrivent détendus, bien en retard. Shantidas piqua une de ces célèbres et rares colères. Il fallait rendre le lieu au culte.

Mais l’avant-veille de la Première, répétition mémorable d’une petite scène secondaire : Shantidas tout blanc, au fond de la nef, figure le Christ en croix. Survient un inconnu, centurion de patronage, avec ce petit texte à dire : « Perce-le de ta lance afin d’en être sûr... ». Mais avec un malheureux fil sur la langue, il récite : « Berffe-le de la lanffe, afin d’en être ffur », avec un geste mou…

Shantidas bondit de la croix et s’élance, impérieux. « Non ! mon ami, pas comme cela... prenez ma place. » Et devenu centurion, il le mime en articulant bien et d’un geste bref, rejette la lance – un bâton. « Reprenez ». Le pauvre petit en zozotte encore davantage, tout secoué qu’il était. « Bberfffe-le... » et, plus gauche encore, vise le côté, mais le pique au cou ! Alors, affolé, il envoie la lance en l’air, si loin qu’elle travers le chœur pour faire « bing » au banc de communion (c’était avant le Concile). Une catastrophe ! Et dire que tout Paris l’annonçait, ce spectacle : les affiches, la radio, le métro. « La Passion, par Lanza del Vasto ! » oh-là-là !

Les deux Mères (de Lanza et de Chanterelle) suivaient les répétitions. Mère Lanza souffle à Mamie Gébelin : « Vous savez, Juliette, j’ai toujours soutenu mon fils dans les moments difficiles, mais aujourd’hui, je me sens lâche ! »

Il faut rendre le lieu, et sortant par le cloître, Mère croise un vicaire : « Qu’en pensez-vous, mon Père ? ». « Oh ! Madame, cela ira ! ».

C’est le soir de la Première !

Le chœur et la nef de Saint Séverin s’éclairent de bougies. Elles soulignent mieux la beauté gothique des arcs et des pierres. Déjà, les premiers auditeurs arrivent en avance. Dans la pénombre d’une petite abside, je surprends la haute silhouette de Shantidas. Une veilleuse. Il prie debout devant le Saint Sacrement, comme un guerrier offert. Il y a tant d’incertitudes... Elles se sont transformées en grâces. La beauté du texte et le lieu se sont épaulés pour nous soutenir. De la danse des diables dans le chœur, arrivés par les travées, aux soudains recueillements... Éloquence sans parole.

Il y eut trois représentations, dont une gratuite si je me souviens bien.

J’oubliais ! Un centurion de la dernière chance, providentiel, sauva le rôle avec panache. Des figurants muets me restent en mémoire : Pierre « le fidèle », magnifique Joseph d’Arimathie, et un jeune blond, André Guérini (on ignorait alors son nom), venu aux répétitions pour voir. Il fut embauché pour être Nicodème. Nicodème par-ci, Nicodème par-là, il repartit avec le car pour Tournier et l’aventure de l’Arche... où il garda le prénom de Nicodème !

Mère, à la sortie, apaisée, rayonnante, retrouve son vicaire du cloître : « Vous l’aviez bien dit, mon Père, cela ira ! ». « Oh ! Madame, à ce moment-là, je n’y croyais pas ! ».

Un livre naît (La Chesnaie, hiver 1955-1956)

Reportons-nous cinquante ans en arrière. Nous devons établir un horaire pour la semaine biblique avec le Père Monier.

Nous : une majorité de jeunes célibataires et deux ménages avec bébés. Nous, suspects pour les Églises établies ; voilà un spirituel qui ose ! Car la Non-Violence, l’écologie, le dialogue inter-religieux, le yoga et toutes ces pratiques insolites n’ont pas encore pénétré le tissu social. Nous sommes comme des plantes adventistes sur un terrain ingrat, novices, à tout réinventer : ce qui semble évident aujourd’hui était alors tâtonnements.

Un horaire ! Combien de palabres et réunions pour tout concilier. Le travail à mi-temps, les charges de la maison : tours de cuisine, bébés, entretien ménager, lessives...

Enfin nous sommes d’accord. Mais la veille, le Père Monier souffrant annule sa venue. Pour ne pas gaspiller tant d’efforts, Shantidas propose de le remplacer à livre ouvert, comme Chanterelle déchiffrant le grégorien aperto libro.

Les premiers jours, il nous éclaira la Genèse de son large prisme. Mais ce matin-là, il est vraiment en retard ! Enfin, la porte s’ouvre, il fait trois pas et le visage d’un effarement contenu : « Il m’est arrivé un malheur cette nuit... Je hais Jacob, je ne puis continuer, j’arrête ! ». Nous sommes médusés. Heureusement, nous sommes déjà assis.

En grand metteur en scène, il nous relit en Genèse 27, 18 la bénédiction subtilisée. Le vieux père aveugle, allongé, berné, et Jacob déguisé par sa mère apportant le plat. – « Qui es-tu, mon fils ? – Moi-même, Ésaü, ton aîné... » Pour un gandhien c’était intolérable, aberrant. « J’ai cherché en vain une explication chez les Pères de l’Église, fouillé d’autres textes. Pas de réponses. »

Et plus loin, poursuivant la lecture après la mystérieuse lutte avec l’Ange, l’échelle, le songe, Shantidas paraphrasant la conclusion de Jacob : « Si tu me donnes ceci, et encore cela... alors oui, tu seras mon Dieu » (Genèse 28, 20). – « Vous entendez ? du marchandage ! Je hais Jacob ! » L’éclair bleu des yeux, la barbe hérissée, la jugulaire rouge, Shantidas, dans tous ses états, donnait la mesure de la haine d’Ésaü.

– « Mais, Shantidas, si Dieu l’a aimé... », murmura Chanterelle.

Il entendit. C’était la réaction à chaud d’une lecture au premier degré. Il put reprendre le lendemain, ayant trouvé dans Saint Augustin la phrase salvatrice : « Jacob n’était pas fourbe ! ».

La retraite se termina... Mais pas pour Shantidas ! Sous la poussée des eaux, il ne pouvait plus fermer l’écluse. Le baiser de paix donné après la prière du soir, il restait seul dans la salle commune, écrivant à la bougie, une couverture sur les épaules (le bref hiver est glacial dans la vallée du Rhône, et il y avait un unique poêle au pied de l’escalier pour toute la maison.)

Il restait parfois toute la nuit sans vis-à-vis ni auditoire juvénile pour se mettre à sa portée. Sa pensée devint plus dense, parfois un bloc... Mais à son habitude, il nous lisait de larges extraits, à la naissance des pages, avant la parution du livre. Ainsi naquit La Montée des âmes vivantes, commentaire des trois premiers chapitres de la Genèse.

Intéressante, sa vision et ses analyses sont à prendre en compte dans les nouveaux débats qui opposent créationnistes et les tenants de l’évolution et l’intouchable Darwin. Tout recommence, c’est la loi de la spirale.

Appendice. Pourquoi Jacob ? Ce choix qui ne tient qu’à un fil ? L’irruption du divin se faufilant dans l’épaisseur humaine. Énigme divine. Nous constatons seulement ses répercussions à travers l’Histoire. Les sages d’Israël, les commentaires rabbiniques, le Talmud, les poètes tels Claude Vigée, les Églises, ont exploré ces abysses. Nous devrions, nous aussi, y tenter une plongée sous-marine, car il est dit : « Qu'il te protège, le nom du Dieu de Jacob ! » (Ps 20, 2). « C'est la race de ceux qui Le cherchent, qui recherchent ta face, Dieu de Jacob. » (Ps 24, 6)…

Bien des années plus tard, trente ans peut-être, je dis à Shantidas : « Vous souvenez-vous ?.... "Il m’est arrivé un malheur..." » Il rit de se revoir lui-même, il avait oublié l’épisode, et peut-être aussi d’être vu !

La prière du feu

La plus triste pièce de la maison, un débarras aux vieux meubles empilés, s’est transformée en un lieu de recueillement, chaulée à l’ocre rouge (couleur que l’on trouve dans le Sud si cher à Lanza). Son parquet irrécupérable est redevenu clair et ciré à forces de petites pénitences. Ne riez pas ! Les bras en croix (pour une faute connue ou non) se sont judicieusement transformés en « un temps au logis », à gratter vigoureusement le parquet à la paille de fer, et hors des horaires !

Maintenant le logis nous accueille avec sa table aux lions (l’un d’eux n’était encore qu’ébauché), avec l’ivoire-rocher de Noé, le brûle-parfum du Maroc et, au mur, quelques images au fond de leur cadre creusé dans la masse du bois. Et aussi les délicats bouquets de Bophavan, une cambodgienne qui mettait des heures à les faire, ce qui inquiétait vivement Chanterelle. Mais Shantidas, serein, répondait : « C’est normal dans sa culture princière... »

Nous y entrons pour la prière du soir. Shantidas dans sa haute cape blanche allume la bougie. Mais avant même de commencer, le silence est brisé par une voix cassante, martelant à la hache chaque syllabe : « Quand je suis dans ce logis, tout mon sang de calviniste remonte à la surface, et je me sens des envies iconoclastes ! » Dans les ombres vacillantes de la bougie, un postillon irisé brille au poil de moustache de B. qui vient de s’exprimer. Un silence pesant s’éternise. Enfin Shantidas ouvre la prière.

Nous savions B. et A. de retour des Indes, avec bien des questions. Ils avaient deux petites filles. Problème d’adaptation, et aussi de l’autorité non-violente.

Après la prière, Shantidas remonta bouleversé dans sa chambre, me dit Chanterelle. Poussé dans ses retranchements et par ce défi, il fut agité toute la nuit pour mettre au jour la quintessence de l’enseignement, la formuler en mots.

Le lendemain soir, de nouveau réunis au logis, Shantidas allume la bougie, se retourne et dit impérieux : « Sortons tous. » – « Ah ça ! On nous commande ? » pique la Perdrix ; et protestations sourdes des autres : « Mais, mais, mais... ». Pierre murmura : « Obéissons d’abord, nous discuterons ensuite. »

Nous sortons donc. Un feu de bois est dressé devant la véranda. « Mettez-vous en cercle autour et donnez-vous la main. » Plutôt surpris. Et grave, Shantidas lança : « Nous sommes tous passants et pélerins... »

La flamme monta et jaillirent les paroles inspirées que nous connaissons aujourd’hui et récitons chaque soir ; d’autres paroles aussi perdues, envolées avec les étincelles. « Dorénavant, dit-il, ce sera la Prière commune de l’Arche (que parfois nous débitons !). Chacun pourra ensuite, libre, suivre sa tradition et ses prières.

« Car le temps est venu d’adorer en Esprit et en Vérité… » Cet épisode montre les tâtonnements d’une fondation créatrice. Rien n’est donné tout fait.

Appendice. B. et A. sont partis. L’iconoclaste, ô surprise, devenu orthodoxe, est un excellent peintre d’icônes. Mystère des cheminements. Revus en toute amitié des années plus tard, ils avaient été frappés par cette « Prière du Feu », inconscients de l’avoir provoquée. B. m’avoua que son intention du moment était d’aider L., l’unique protestante d’alors, dans une ambiance aussi catho. Felix culpa !

Sapristine

La cloche de dix heures sonne. Déjà ? Responsable du Logis et de sa neutralité (relative !), la sacristine se précipite. Une messe y était célébrée hier soir à l’improviste, et elle n’avait pu dépouiller l’autel, devant assumer en même temps la vaisselle commune et ses quatre cents coups (de pompe pour l’eau).

Aujourd’hui jeudi, jour consacré aux Bouddhistes. Voilà qu’arrive notre vietnamienne (mutilée aux pieds par la guerre). – « Pardonne-moi, Bhui (Bhui était prononçable. Son vrai nom signifiant "parfum" était un son évanescent : hum…). Attends dehors, tout va vite être rangé ».  – « Aucune importance », répondit-elle de sa voix de fleurs.

Elle entre, s’agenouille sur un coussin et tandis que les uns et les autres arrivent, elle allume trois bâtonnets d’encens. « Je bénis d’abord les directions de l’espace, et maintenant je prie dans ma tradition. » Et elle psalmodie (sans traduction) : « Klimg, klong, klang, kling... » Un ravissant bruit de clochettes, un ruissellement. Indifférente au cadre et à sa symbolique, qu’elle respectait d’ailleurs.

Comme tout semblait simple dans cette tradition ! C’est parfois si épineux dans la nôtre de chrétiens divisés… Ceci contraignit la sacristine à surfer sur le culturel, le sensible, et à devenir « sapristine » dans la pratique.

À méditer : « Longtemps avant le jour, Jésus se leva, sortit et alla dans un lieu solitaire pour prier » (Marc 1, 35). « Il passa la nuit sur la montagne pour prier » (Luc 6, 12).

La pizza

Souvenir. À grands pas, il nous achemine vers la cuisine, pour une frugale collation, avec aussi ses « héroïques pizzas » ! Apprentis, mais pas sorciers, nous essayons la façon paysanne de cuisson sans four : la poêle posée sur un trépied de l’âtre est fermée par un couvercle avec des braises. La première pizza en sortit si brune, si plate, si dure, qu’on la fendit à la hache ! Elle n’était pas « coupable ». Heureusement, les suivantes s’adoucirent...

Sur les nattes (La Chesnaie, 1956-1957)

Le nombre de stagiaires et de visiteurs allait grandissant et cela posait problème quand nous mangions à l’intérieur. Dans la cour, les tréteaux étaient suffisants.

Les deux tables jointes de la salle à manger ne pouvaient plus accueillir tous ceux qui pourtant se serraient, se serraient sur les bancs. Où trouver d’autres sièges ? Le plus souvent, nous mangions debout, bol à la main, derrière nos visiteurs.

Cette fête de Sainte Marthe (la fête des filles) coïncidait avec l’anniversaire du mariage d’A. Elle proposa de nous offrir un repas indien (ayant vécu en Inde). Le thème nous plut. La salle fut vidée, et, au centre, sur le plancher, un motif de bienvenue peint à la chaux. Nous entrons. Certains avaient revêtus de vrais saris. Celui de Mère était vaporeux, couleur de libellules, cadeau de Shantidas. Les nôtres étaient improvisés, vaille-que-vaille, avec des draps, des nappes, des rideaux, des bouts de tissu. L’ensemble faisait très indien !

Nous nous asseyons sur les nattes, en tailleur ou en demi-lotus. Une clochette aux chevilles annonce l’arrivée d’A., cheveux noirs et sari pourpre. Elle apporte le plat de riz, suivie de petites filles en costume portant les bols aux différentes sauces épicées et leurs louchettes. Quel luxe ! Elles nous servent avec égard… et avoir une place sans bouger, quelle détente ! C’est sublime !

Je ne me souviens plus de Shantidas et Chanterelle lors de cette fête (c’est si loin ! cinquante ans !). Mais elle se termina par : « L’expérience vous a convaincu ? Finalement, c’est très gandhien, poursuivons-la ! ». Manger sur des nattes fut adopté à la quasi-unanimité.