Comme si sa pensée s'élaborait

Jean-Marie Moussalli (1926)

C’étaient les années 1947-48 ; j’usais mélancoliquement mes fonds de culottes sur les bancs de la Fac de pharmacie, métier pour lequel je n’étais pas fait, lorsque je tombai par hasard sur un article de la revue des Scouts-Routiers qui devait bouleverser ma vie. Il était intitulé « Les quatre dons de Lanza del Vasto, chercheur de vérité ». Je lus avec avidité son Pèlerinage aux Sources, me demandant si tout cela était vrai : la rencontre avec Gandhi, le désir de devenir son disciple, enfin le projet de fonder en France une communauté non-violente. Peut-être n’était-ce que fantaisies d’auteur à succès ! Aussi lui écrivis-je une belle lettre par l’intermédiaire de l’éditeur : Denoël.
C’est alors que les journaux affichèrent en gros titres « GANDHI ASSASSINÉ ». On était le 30 janvier 1948. Bien plus tard, je reçus enfin la réponse à ma lettre, écrite de sa belle écriture caractéristique : « La presse nous harcèle jusque dans nos soupentes pour lui parler de Gandhi. Si vous désirez nous voir, venez écouter nos ‘commentaires de l’Évangile’ et nos ‘approches de la vie intérieure’. »
Dès ma première rencontre avec Lanza, j’ai tout de suite été conquis. Un homme grand, le front haut, l’œil bleu ; le débit de son discours était très lent, comme si sa pensée s’élaborait au fur et à mesure de son discours. L’Abeille (il aimait donner le nom caractérisant la personne) prenait des notes qui servirent ensuite à rédiger les deux livres portant les mêmes titres que ses causeries.
Plus tard, notre petit groupe d’auditeurs fut invité à participer au feu de la Saint-Jean, la nuit du 24 juin. En sautant le feu comme le veut la tradition, je perds mon portefeuille! Pour moi, cette anecdote signifiait symboliquement mon avenir, car Lanza venait de se marier et formerait avec sa femme Chanterelle une communauté, comme une grande famille, où je devais m’engager, abandonnant joyeusement ma vie bourgeoise et citadine pour la ferme charentaise où la communauté de l’Arche s’enracinait.
Pour conclure, j’évoquerai simplement mon premier entretien avec celui qu’on appelait désormais par son nom de disciple de Gandhi : Shantidas, « serviteur de paix ». C’était en parcourant l’allée d’arbres menant au domaine. Pointant un index accusateur sur la boucle de mon ceinturon scout serré au dernier cran, il me dit : « Ne comprimez pas le ventre, respirez librement par la base des poumons. » Puis il ajouta un autre précieux conseil : « L’attention au moment présent est une petite clef qui ouvre bien des portes. Et notez bien, dans la prière à la Vierge, les paroles : prie pour nous pécheurs, maintenant et à l’heure de notre mort. »