Je me sens chez toi...

Gilbert Hatchadourian (1942)

extraites d’une lettre imaginaire rédigée en 2012, ces lignes sont à la fois profondes et touchantes ; pour lire le texte en entier :  Hommage de Gilbert Hatchadourian à Lanza del Vasto – 2012)

 

Lanza del Vasto, bien-aimé,

Je t’écris cette lettre que l’une de mes lectures a suscitée, tes Dialogues avec René Doumerc. Ce livre m’a fait découvrir ta pensée de sagesse. (…) Il porte haut ce qu’est ton autorité morale, d’une liberté de ton, de noblesse qui devient force de vérité quand elle énonce la justice. J’avais entendu dire « agir selon sa conscience, c’est être obéissant à soi-même, ce qui rend libre le choix, sans regret ». Ce que tu me dis de la non-violence, je le découvre, cela me plaît ! La non-violence ne consiste pas uniquement à s’asseoir et jeûner… L’action non-violente se médite longuement… Il faut d’abord aviser la bonne prise… « La prise, c’est d’émouvoir la conscience des gens par l’excellence de la cause… » Ce postulat m’était inconnu, cette bienveillance du respect de l’adversaire par la « force de vérité », cette cause juste proclamée avec fermeté, en vérité, contraint l’adversaire à la reconnaître jusqu’au retournement de celui-ci, sans une goutte de sang. C’est la vérité qui touche la conscience, et qui obtient l’apaisement intérieur de l’adversaire par la grâce qui l’éclaire. (…)

 

J’ai aussi découvert ce discernement de tes analyses en délimitant en niveaux des plans différents ta réflexion ; tu distingues bien, pour notre compréhension, sur quels plans l’on doit réfléchir sur un sujet. Tu distingues par exemple les commodités des « progrès inférieurs », qui concernent les facilités du quotidien, et les progrès qui concernent les âmes : « Le progrès extérieur, des techniques, des institutions, n’a aucun rapport avec l’approche du Royaume des cieux. ». L’un est recherché pour les avantages commodes qu’il procure, propres parfois à faire obstacle à la vie intérieure ; l’autre, par une vie intérieure intense, conduit à la reconnaissance pour l’harmonie, la prospérité. (…)

 

Visionnaire, ta lecture de l’Évangile m’apporte un éclairage nouveau. « Jésus, qu’est-il allé faire dans le Jourdain ? Il est allé ramasser les péchés que les autres y avaient déposés. » Cette phrase, je la pense en lien aussi avec le sacrifice de la croix : « Ce ne sont pas les clous qui ont crucifié le Christ, c’est l’amour », dit sainte Catherine de Sienne. Oui ! il a supporté, porté, pris avec, assumé la souffrance, et c’est par elle qu’il donne un sens sublime à l’amour, supérieur à la compassion.

Je suis un fidèle lecteur des œuvres de Dom le Saux, ce précurseur du dialogue inter-religieux. J’ai quelques interrogations non résolues concernant la pointe du védanta, l’advaïta, avec ce concept d’absence d’un sujet, car cette vision impersonnelle situe Dieu dans une sorte de forme évanescente avec laquelle je ne puis entrer en relation de personne à personne, comme dans l’oraison de rencontre avec Jésus. Le rendez-vous avec Quelqu’un, le lien du « je » au « tu » de Dieu, vers lequel mon cœur penche en invoquant le Christ, est très loin d’un face à face avec moi-même, car mon silence devient tout autre si je n’y suis pas seul. Dom le Saux en fut si intrigué, méditant en la « grotte du cœur » qu’il écrit : « Et si dans l’advaïta, c’était moi seul que je trouvais et non Dieu ? »

 

J’espère beaucoup de cet élan de l’Église vers le dialogue inter-religieux. Tu l’as initié par tes rencontres en Inde, en nous montrant ce que l’hindouisme a à nous dire. « Nous avons perdu l’intuition de l’Un », c’est-à-dire la recherche du vrai centre. « La connaissance de soi-même, c’est la connaissance de Dieu en nous », dis-tu, mais tu précises : « je ne dis pas que le moi est Dieu, je dis que sans la connaissance de soi, on ne peut avoir une connaissance correcte de Dieu. » Tu désignes donc le moi comme « non-haïssable » ! Mais il doit trouver une juste place, loin des courants « new âge » et des adeptes de ces mouvances, souvent aux prises avec son reflet, l’ego. Tu poses la juste mesure : « Le moi existe, il ne sait où se poser, mais a besoin de se poser quelque part, aucun être ne peut vivre sans un moi qui s’exprime dans la conscience ». Cette clarté évite la confusion et confirme l’antique sagesse du védanta : « Il y a le moi, cet ego ratiocinant, exténuant, mais aussi le moi pragmatique, utile. » La connaissance de soi consiste en cette investigation, cette introspection qui chasse l’usurpateur, le moi flottant (celui qui engendre le dualisme et ouvre la porte à la souffrance), pour nous faire retrouver le vrai moi, celui qui veut se rendre utile.

 

J’ai fait aussi la découverte de ce que tu définis comme le Rappel : cela semble fastidieux, et pourtant : « Ne vous y trompez pas, je vous engage dans une grande aventure ! » Quel meilleur moyen pour la connaissance de soi que de s’aviser à lâcher-prise au moment où nous croyons définir et posséder notre nature. Ce « stop » au cours de la journée, par le signal du son de la cloche, est le moyen de s’accorder à l’instant présent pour percevoir ce que sont nos pensées du moment. Ces rencontres-là nous ouvrent à ce qui fait notre unité du dedans. Je l’ai appris en séjournant à l’Arche, puis par la formation à la méthode du Dr Vittoz avec des exercices similaires. (…)

 

Autre chose que je découvre, et qui est clair et précis : le caractère inter-religieux de l’Arche m’apporte ce complément que représente une ouverture aux autres religions pour ma foi, et qui la nourrit. Le Père le Saux m’a permis une intériorité dans mes méditations, des oraisons plus intimes dans ma relation à Jésus. La spiritualité de l’Inde a été une « semence de contemplation », mais ma foi est venue me combler dans la relation à cette Présence. Tu confirmes mon souci de ne pas confondre syncrétisme et dialogue bienveillant avec d’autres religions, de bien mesurer les impasses et situer les approches. La question t’est posée : « Le sage envisage Dieu comme un niveau d’être… » ; tu réponds : « Je ne dis pas que le sage réduise à Dieu à cet état, mais qu’il réduit la religion à l’obtention de cet état… ». Cette formule éclaire toute la problématique qui sépare la foi chrétienne et le védanta, troublant longtemps le père le Saux. « Prie Dieu pour qu’il te délivre de tout désir, de tout désir qui ne soit pas de lui… ». (…)

 

Ton ouverture reste fidèle à l’Évangile. Tu as semé la simplification de vie dans les communautés de tes compagnons, tu as prôné la pauvreté volontaire, tu as rendu la non‑violence populaire, tu as tourné notre désir de connaissances vers la lutte contre soi, contre nos mauvais penchants, tu as souvent donné de ta personne pour la cause juste. Cela m’a invité à relire les œuvres de Gandhi. Comme le dit un sage hindou : « Pourquoi toujours vouloir ce que l’on n’a pas ? Il serait si simple d’inverser cette phrase et de vouloir ce que l’on a. ». Tu viens de me séduire, ce n’est qu’un petit bout de ce que je peux te dire, je me sens chez toi ! Enfin tu l’écris : « Le salut de l’homme et du monde consiste simplement dans le renversement de l’esprit renversé, c’est-à-dire dans sa conversion et son redressement, c’est la bonne nouvelle qu’il s’agit en tout temps de renouveler… » Alors je me présente à toi en candidat qui désire porter cette croix de bois sur un fil de coton qui signe l’appartenance aux compagnons de l’Arche…